Économie

Les femmes et le développement

La Croix 6/8/1968

 

Plus s'accroît ma connaissance du tiers-monde, plus profonde s'avère mon expérience de ses problèmes, plus un fait me frappe : les femmes apparaissent dans la vie quotidienne les plus acharnées adversaires du progrès, alors qu'elles en sont les plus grandes bénéficiaires. Elles pèsent de tout leur poids, qui dans les sociétés traditionnelles est souvent fort grand, contre l'évolution, plus spécialement celle de leur statut.

Pourquoi cette résistance ? Je crois qu'elles craignent d'altérer leur propre idée d'elles-mêmes. Leur condition, à certains points de vue humiliée, relève à d'autres du pouvoir magique. Elles pensent donc qu'elles perdraient la dignité que ce pouvoir leur confère, tandis que leur ignorance ne leur permet pas de voir ce qu'en se modernisant elles acquerraient, ou plutôt ce qu'acquerraient leurs filles, car pour elles-mêmes, il est trop tard. L'évolution, en effet, les heurte d'autant plus que (telle la belle-mère chinoise si chère à Claudel) elles atteignent l'âge où, après une vie souvent servile et bafouée, elles pourraient enfin exercer une autorité. Ce progrès qui émancipe les jeunes leur est offense.

Et puis, n'existe-t-il pas chez la femme un conservatisme foncier ? Cette résistance opiniâtre et passive que je constate dans les bourgades d'Asie et d'Afrique, lorsque j'étais enfant je l'ai connue à Paris. En ce temps-là les jeunes filles commençaient à se présenter au baccalauréat. Les hommes s'en effrayaient beaucoup moins que les femmes. Celles-ci, presque blasphématoires, prétendaient que les jeunes filles perdraient la foi à pratiquer des études. Pour elles, la foi ne pouvait résister à l'examen d'un esprit enrichi de cultures et de connaissances ! Elles avançaient encore plus souvent un second argument, décisif à leurs yeux : « Ces candidates bachelières feraient mieux d'apprendre à repriser les chaussettes de leur mari. »

J'entends encore ma grand-mère l'asséner, cet argument, elle qui ne savait pas repriser et n'aurait sûrement pas touché un objet aussi vulgaire que des chaussettes. Quand par extraordinaire elle « prenait un ouvrage », en pleine assurance de sa vertu, elle tricotait pour ses pauvres d'interminables et zigzagantes écharpes marron, avec une laine rugueuse et velue comme gant de crin qu'on appelait sans rougir « laine de charité »... Autant dire que ma grand-mère entendait exactement comme les vieilles épouses de chef aujourd'hui que les femmes continuassent, de s'immoler sur l'autel coutumier des mondanités et de la parentèle.

Je ne badine pas en tenant ce propos. J'illustre seulement un sujet fort grave, car le développement du tiers-monde suppose comme première condition l'évolution de la femme. Sa vraie magie n'est-elle pas d'élever les enfants, surtout dans ces sociétés traditionnelles où, parfois jusqu'aux approches de la puberté, ceux-ci vivent, non sans dangers psychologiques, exclusivement en milieu féminin ? En outre, le décalage opéré à l'intérieur du couple par l'occidentalisation relative du mari est souvent pernicieux et empêche l'existence de vrais foyers. D'où ces sociétés urbaines, à l'exemple des sociétés coutumières, trop exclusivement viriles et où finalement plus encore qu'au village la femme n'est qu'un objet.

Cela, dans le tiers-monde, bien des gouvernements, l'ont compris. Pourquoi faut-il donc qu'ils se heurtent à la résistance des femmes ?